Intervento al 2° Rencontre internationale - Fondation du Champ freudien su "La clinique psychanalytique: cas et formations de l'inconscient". Parigi 1982
Amelia Barbui
Comme chacun sait, l’objet de la psychanalyse n’est pas, comme l’objet de la science, quelque chose dont on puisse prendre les mesures : on ne peut le situer sur des coordonnées dans l’espace parce que, justement, il concerne plutôt le battement temporel, le temps logique. Freud l’avait déjà remarqué quand il disait que dans le fantasme, passé, présent et futur sont liés au fil du désir qui les traverse.
D’autre part, l’objet concerne la frontière du signifiant, ce que celui-ci ne peut qu’effleurer: « j’étais sur le point de voir quelque chose qui … mais ça se perd dans une tache de couleur », « j’entendais une voix qui me révélait … mais je ne distinguais que le bourdonnement de mots solennels ». La frontière a ici un sens topologique mais il n’est pas déplacé d’en accepter le sens militaire comme lorsqu’on parle d’incident de frontière: elle concerne la tension corrélative de deux systèmes logiquement incompatibles entre eux.
Dans ce sens, l’objet est la définition essentielle du conflit que Freud met en relief dans la structure psychique, en particulier dan la névrose.
Mai pour Freud, c’est bien connu, le conflit névrotique a une racine double qui provient du conflit actuel qui constitue l’occasion de la névrose et du conflit historique lié par la Fixierung qui en constitue la cause véritable.
La névrose s’instaure quand le conflit actuel s’accroche sur le conflit historique et le réactive. Maintenant nous pouvons dire que c’est dan cette double racine du conflit dans l’appareil psychique que réside la spécificité de la clinique psychanalytique par rapport à la clinique psychiatrique classique.
Il s’agit en effet de saisir une spécificité : le parcours logique à travers lequel le conflit actuel s’accroche sur le conflit historique, ce qui implique la mise en jeu d’un style. Ceci différemment de la clinique classique qui met en relation un complexe de symptômes, un syndrome, avec une ou plusieurs causes.
Naturellement c’est dans ce sens que nous pouvons comprendre l’attention que Lacan accorde à l’enveloppe formelle du symptôme: elle seule constitue et fait converger le matériel, les indices qui nous mettent sur les traces de ce qui compte le plus, à savoir la relation entre un conflit et un autre.
Mais que relevons-nous de plus dans ce parcours spécifique?
Nous y trouvons pour chaque sujet la place de l’échec, la façon dont il a réglé – ou laissé en suspens – sa dette symbolique. L’échec est surtout le dernier coup à jouer de la partie, celui qui la résout, en décide le sort et le jette à nouveau dans une autre partie. L’échec est ce qui, chez le sujet, règle la répétition. Considérons donc l’hystérique qui ne supporte pas sa dette et la contracte continuellement (la littérature est pleine de ces exemples; de Mme Bovary à Lili Marleen), qui se retire avant que le dernier coup ne soit joué et défait le jeu avant qu’il ne puisse se terminer.
En agissant ainsi, l’hystérique tend à la faillite, entreprend mille choses et les laisse toutes en suspens. L’obsessionnel conduit avec la morte un duel jusqu’au dernier souffle pour s’apercevoir que peut-être il voudrait la séduire. Et le paranoïaque? Il semble voué à une action efficace, à une montée inlassable ou à la tragédie planétaire (selon qu’il s’agit de Woodrow Wilson ou de Adolph Hitler). Mais comment a-t-il réglé ses rapports avec l’échec ce paranoïaque qui semble en être immunisé?
Le rêve que raconte une analysante à l’intelligence paranoïaque lucide peut, peut-être, nous éclairer sur cette structure.
Dans son rêve, l’analysante, que nous appellerons Alice, est attendue à B. per son mari ; elle se trouve à L. ; ensemble, ils doivent aller à F. L. B. F. sont trois villes reliées entre elles par une ligne ferroviaire dont L. et F. sont aux extrémités, B. se trouvant au milieu. Alors que dans son rêve Alice est sur le point d’aller rejoindre son mari, son père, un architecte de renom, lui téléphone pour lui dire qu’il a tout organisé afin qu’un de ses collègues vienne de B. à L. pour discuter avec lui d’un certain travail. Il demande à Alice que dès son arrivée à B., elle accompagne ce collègue en voiture da B. à L. puisque celui-ci n’a pas d’autre moyen pour se rendre à L. Tout ceci a été concordé entre le père d’Alice et son collègue. Alice avait un autre projet : elle devait partir de L. en début d’après-midi à cause du brouillard, arriver à B., y rencontrer son mari et repartir avec lui pour F. avant que le brouillard ne tombe. Mais le père s’introduit dans son projet et l’altère. Il lui demande da partir de L. pour aller à B., y rencontrer son collègue, l’amener à L. et sans attendre la fin de la discussion avec son père de rejoindre son mari à B. pour aller à F. avec lui. Son père lui concède de ne pas attendre la fin de l’entretien parce que son collègue se fera raccompagner par quelqu’un d’autre. Mais entre-temps le brouillard ne tombera-t-il pas ? – se demande Alice.
Elle part aussitôt pour B. alors que le temps s’écoule inexorablement, rejoint le collègue de son père qui, averti, se trouve en compagnie de son mari et d’autres personnes. Elle le conduit à L. Mais survient un contretemps ; d’une simple opinion sur le travail à faire, on décide de passer à sa réalisation graphique, ce qui demandera beaucoup de temps. Alice ne peut atteindre. Il est tard et il y a du brouillard. Mais elle reste pour aider à faire les dessins. A un certain moment, elle se rend compte qu’elle travaille sur de fausses proportions mais le collègue de son père lui dit de continuer.
Alice sait qu’elle pourrait compromettre le résultat final mais elle n’a pas le temps. Elle ne réplique rien et se justifie en pensant qu’il s’agit de différences minimes et qu’il sera suffisant de faire attention. Mais le travail se prolonge et il faut préparer d’autres dessins. Alice dit à son père qu’il est trop tard et qu’il y a du brouillard. Son père lui dit de s’en aller, son collègue partira le jour suivant. Elle part. mais trop de temps a passé. Il fait nui et il y a du brouillard. Dans son voyage vers B. Alice pense : « Pourquoi l’accompagner en auto jusqu’à L. ? De cette façon je perds trop de temps. Il suffira de l’accompagner à la gare de B. ». Une fois arrivée à B., où le collègue de son père l’attend, elle lui explique comment arriver à L. et l’accompagne à la gare de B. mai ceci aussi prend trop de temps. En retournant de la gare de B. vers l’endroit où son mari l’attend elle pense : « Pourquoi l’accompagner en auto jusqu’à la gare ? Je peux l’y envoyer en taxi ». Quand elle arrive là où se trouve le collègue de son père, un endroit qui coïncide toujours avec celui où se trouve son mari, elle lui explique comment arriver à la gare de B. Naturellement tout est organisé : le voyage sera agréable, reposant et rien ne le troublera si ce collègue tient compte de ses explications. Alice pense qu’elle avertira quelqu’un à L. qui aille le chercher à la gare ou bien qu’elle prendra ses dispositions pour qu’il prenne un taxi, mai il est encore trop tard.
Nous ne nous proposons pas d’interpréter ce rêve. Ce qui nous intéresse, c’est de souligner la structure logique qu’il présente et d’où émerge l’essence temporelle de l’objet.
Tout d’abord nous remarquons que dans le rêve se présente une sorte de compression temporelle sur deux lignes : une, linéaire, qui concerne la succession des événements, la chaine syntagmatique du récit, et une autre qui concerne la révision du projet en des temps de plus en plus brefs mai qui toutefois n’échappe pas à ce trop tard pressant qui donne son rythme au rêve. Le projet consiste d’abord à accompagner le collègue de son père de B. à L. en auto, puis tout simplement du lieu où Alice a rendez-vous avec son mari à la gare de B., enfin de l’envoyer à la gare en taxi.
Or, ce qui est intéressant dans ce rêve – qui repose entièrement sur la hâte d’accomplir le voyage vers F. avant que le brouillard ne tombe – c’est que les modifications du projet, qui représentent une succession progressive de compression temporelles, ne se substituent pas l’une à l’autre pour produire effectivement une économie de temps mais elles se succèdent dans un ordre chronologique linéaire qui produit au contraire un gaspillage majeur.
Le projet d’accompagner le collègue de son père à la gare, plutôt qu’en auto de B. à L., représenterait un gain de temps. Mais ce projet ne se réalise pas en premier lieu. Il ne se réalise qu’après qu’Alice ait constaté combien de temps elle a perdu en exécutant le premier projet. Par conséquent, le deuxième projet ne se substitue au premier que lorsqu’Alice revient de B. après avoir porté à terme ce premier projet.
Que se passe-t-il pendant le deuxième voyage ? il devient à nouveau le premier et tout doit recommencer du début pour réaliser un deuxième projet qui devrait représenter une économie de temps, mais sans que la mise à zéro temporelle du projet précédent ait été effectuée. Donc, tout ce qui s’est déroulé en un temps trop long dans le premier projet demeure inchangé et le deuxième projet qui représente une économie de temps, s’ajoute au premier en ayant pour effet un prolongement des temps.
D’où le paradoxe selon lequel un projet d’économie de temps devient en réalité un gaspillage de temps.
La même chose se produit lorsqu’on passe du deuxième au troisième projet, c’est-à-dire de l’idée d’accompagner ce collègue à la gare de B. en auto à celle de l’y faire aller en taxi. Il n’y a pas d’écart entre le projet et sa réalisation. Et vu que le temps nécessaire pour élaborer le projet est égal à celui de sa réalisation, la succession des projets tendant à un gain de temps finit par représenter un gaspillage toujours plus grand.
La spiral du rêve est scandée par ce « trop tard » qui marque la soustraction de l’objet et son essence temporelle. Le but du rêve est en effet représenté par le voyage d’Alice et de son mari à F. où ils ont un rendez-vous. Mais la rencontre à F. qui motive ce rendez-vous est justement ce qui n’a pas pu être représenté et le voyage d’Alice et de son mari vers F. est justement ce qui n’arrive pas à commencer.
Le rêve est la représentation d’un désir comme satisfait. Or, pour saisir le caractère spécifique du désir d’Alice dans ce rêve, nous devrions aborder le sujet de ses rapports avec son père et avec son mari. Avec son père architecte, pour le quel l’architecture devient, quand il en parle, une chose sublime : Alice, inscrite à la faculté d’architecture, renvoie d’année en année le moment de présenter sa licence, sans toutefois négliger de progresser lentement vers ce but. D’autre part, ses rapports avec son mari ont un point de repère dans sa profession à lui à laquelle Alice aspire malgré et contre ses études qu’elle doit toutefois achever et qui pour l’instant l’empêchent de s’y consacre.
Tendue entre ces deux pôles idéaux, celui de l’architecture qui représente la profession de son père et celui de la profession de son mari, prise dans l’interférence et la superposition de ces deux pôles, Alice est presque paralysée.
Elle veut s’éloigner de la position de son père et ne peut le faire qu’en n’abandonnant pas le jeu de ses études et en allant au-delà, c’est-à-dire en les laissant derrière elle.
Ceci implique un temps, une scansion où Alice va coïncider avec la position de son père, un temps où elle devient architecte à tous les effets.
C’est ce temps de son désir que notre petite Alice ne peut supporter. Et toutefois elle ne peut pas ne pas le traverser si elle veut atteindre l’autre polo que représente la profession de son mari.
Sa seule ressource alors est de presser constamment les temps tout en faisant toujours glisser quelque chose dan le renvoi.
Alors, comment se règle notre chère paranoïaque par rapport à l’échec, le dernier coup du jeu qui permet le temps du désir et relance la répétition ? par une tendance vers un glissement infini, bien différent du renvoi de l’obsessionnel et du retrait du jeu de la part de l’hystérique. C’est une tendance qui ne se passe pas de l’action efficace : pour autant que se déplace l’époque de sa licence, on ne peut nier qu’il y ait une lente progression dans ce sens et bien que n’exerçant pas encore la profession de son mari, la collaboration avec lui est active et étroite.
L’énigme avec laquelle Alice doit jouer est le détour où elle se trouverait prise au moment où le nom du père viendrait à avoir son effective portée, c’est-à-dire au moment de passer son examen de licence, ce qui pour elle serait l’échec, son inscription dans le sillon paternel, l’efficacité du commandement paternel dans le langage.
Sous l’imminence de cette métaphore paternelle, Alice, qui a eu de graves épisodes psychotique pendant son adolescence, se dérobe et joue sur les deux lignes que son rêve représente parfaitement : l’une est celle du renvoi infini de signification à cause duquel la métaphore phallique, qui donnerait le contour de l’objet, ne doit absolument pas se réaliser, l’autre est celle de réalisations répétées qui fait que dans cette fuite du bu final se concrétisent d’infinies réalisations partielles.
Ces deux lignes temporelles sur lesquelles court la vie d’Alice sont à notre avis une illustration de la structure temporelle dans la psychose : d’une part il y a une désarticulation par rapport à l’objet cause du désir due à l’échec de la métaphore paternelle qui produit un glissement asymptotique. De l’autre, une réalisation métaphorique multiple qui actualise divers moments temporels.
Seule l’interaction entre ces deux logiques temporelles peut nous faire comprendre les paradoxes de la psychose, et seul la compression temporelle qui en dérive peut nous donner une idée de son vécu d’impossibilités, de sa paralysie, si différente de la paralysie hystérique.